Sur Predrag Matvejević et le prix littéraire à son effigie

Predrag Matvejević (le 7 octobre 1932 – le 2 février 2017) était un humaniste et intellectuel d’une large amplitude, cosmopolite, professeur de littérature française et chercheur chevronné de cultures, écrivain dont nombreux sont ceux qui penseraient instantanément à ses livres Le Bréviaire méditerranéen (Mediteranski brevijar), L’Autre Venise (Druga Venecija) ou encore le livre Notre pain (Naš kruh), certains aux Lettres ouvertes (Otvorena pisma) ou l’Épistolaire de l’autre Europe (Istočni epistolar), Entre asile et exil. Épistolaire russe (Između azila i egzila), ou même à L’idée yougoslave aujourd’hui (Jugoslavenstvo danas) à cause duquel nombreux furent ceux qui le rejetèrent et haïrent, tandis que les plus éclairés savent qu’il avait débuté avec Entretiens avec Krleža (Razgovori s Krležom) et Pour une poétique de l’événement (Poetika događaja).

Notre but n’est pas d’énumérer tout ces livres et nombreuses éditions traduites en plus de 23 langues… Nous n’allons non plus citer tous ses prix et décorations qu’il a reçus en France, en Italie et dans toute l’Europe. Mentionnant juste le récent Prix Jean d’Ormesson, qu’il a reçu en France à titre posthume pour son Bréviaire méditerranéen, primé déjà par le prix italien Strega et le prix français du meilleur livre étranger en 1992. Avec la Légion d’honneur française qui le rendait particulièrement fier, de nombreuses universités lui ont décerné le doctorat honoris causa.

Mais ce sur quoi nous souhaiterions nous attarder sont surtout ses qualités humaines : sa profonde empathie, la solidarité envers les opprimés, persécutés et différents, ainsi que la chaleur humaine qui dans nos souvenirs demeure parmi ses qualités les plus distinctes à tous ceux qui l’ont connu… D’autres respectaient son érudition, sa grande instruction et sa formidable mémoire. Il était particulièrement apprécié parmi les mendiants dans la rue Jurišićeva, car il sortait dans la rue les poches remplies de pièces qu’il leur donnait aussitôt, les invitant à déjeuner ou prendre un verre, souvent au café Dubrovnik, un artiste ou une connaissance qu’il aurait croisé sachant qu’ils avaient du mal à boucler les fins du mois.

Aucun doute qu’il se voyait en Don Quichotte (d’où le titre d’un de ses livres Ces moulins), ce chevalier modeste qui corrige les injustices et les iniquités, élève français dont les modèles étaient Voltaire, Émile Zola et Jean-Paul Sartre pour leurs engagements publics, mais son éventail était à vrai dire bien plus large : sa culture atteignait au moins les monts Oural, s’étalait en large et à travers notre beau pays, l’État actuel et antérieur, couvrait toute la Méditerranée et se prolongeait jusqu’à la côte atlantique.

Fils de père russe, qui en 1921 quitta Odessa pour faire son droit au Royaume de Yougoslavie en s’entretenant jouant du piano dans des cafés puis, devenant juge, envoyé officier en Herzégovine, et de mère croate qui travaillait en tant que secrétaire dans le cabinet d’avocats Madirazza à Mostar pour pouvoir subvenir aux besoins de ses sept frères et sœurs et prendre soin de sa mère illettrée, le petit Predrag dès ses débuts savait ce que cela voulait dire que d’être différent… De son père Vsevolod, il n’a pas hérité que le nom de famille, le petit gabarit et l’attrait pour le piano, mais aussi une mémoire prodigieuse, ainsi qu’une culture cosmopolite. Ce qui est moins connu est que de sa mère il a hérité d’une incroyable générosité et une grande ouverture d’esprit, tout comme cette émotivité et le sens de responsabilité pour tout ce qui l’entourait. C’est de là que probablement venait son insomnie qui le hantait toute sa vie.

Sa vie était marquée par des trajectoires : du lycée à Mostar et l’université à Sarajevo, il est allé à Zagreb où il soignait son insomnie… là il devient assistant à l’université et reçoit la bourse d’étude pour passer son doctorat à la Sorbonne, puis revient à Zagreb en tant que professeur à la Faculté des Lettres où il enseigne jusqu’à sa retraite en 1990. Cela dit, Paris était l’étape clef de sa vie : il y allait tous les ans pour se perfectionner, et Le Monde l’avait même engagé en tant que correspondant, pendant qu’en 1971 il travaillait entre autre aussi sur la présentation de la grande exposition L’art en Yougoslavie de la préhistoire à nos jours au Grand Palais.

Dans les années quatre-vingt-dix, dévasté par la pensée unique nationaliste qui régnait en Croatie et en Serbie, il est parti par choix d’abord à Paris puis à Rome, prolongeant sa carrière universitaire à La Sapienza, enseignant les littératures et les cultures dans les langues slaves du sud, encourageant les étudiants et les étudiantes, dont nombreux, pris dans la guerre, avaient échoués en Italie de divers endroits de la Yougoslavie, surtout de Bosnie. Après un bon nombre de bons et loyaux services, quelque peu à contre-cœur (il ne savait pas comment s’occuper une fois à la retraite), il revint à la rue Jurišićeva. Ses journées, il les passait dans des librairies et se rendait aux divers événements culturels, s’assayait dans les cafés et notait ses idées pour les livres à venir, aussi il adorait la compagnie. Il aimait Zagreb plus que celle-ci ne l’avait aimé. Mais de plus en plus surgissent ces voix qui le respectent et à qui sous notre voûte céleste manque sa silhouette, aussi bien en Croatie que dans toute la région : l’année dernière la librairie belgradoise Zlatno Bruno publia une nouvelle édition de sa Méditerranée, après tant d’années, linguistiquement inchangée par rapport à la dernière édition en langue croate.

Nombreux sont ses admirateurs qui souhaiteraient d’une manière ou d’une autre lui rendre l’hommage qui manquait jusqu’à présent. Ainsi le site littéraire et sociétal Radio Gornji grad en collaboration avec la Société des écrivains issus des minorités, c’est-à-dire Darija Žilić et Marijan Grakalić, avait proposé d’organiser le concours pour le prix littéraire à son effigie : en tant que sa fille et détentrice des droits d’auteur, je l’ai accueillie à bras ouverts décidant de m’engager dans l’aventure : nous sommes tous convaincus que lui-même aurait apprécié le plus qu’on se souvienne de lui comme celui qui tout au long de sa vie aidait les écrivains et les artistes.

Suzana Matvejević

traduit par Yves-Alexandre Tripković

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Prix littéraire Predrag Matvejević

Le site littéraire et sociétal Radio Gornji grad, Mme Suzana Matvejević et Manjinsko društvo pisaca (Société des écrivains issus des minorités) en Croatie lancent le Prix littéraire Predrag Matvejević.

Le prix sera décerné à une œuvre littéraire sans distinction de genre – essais, nouvelles, poésie, roman ou formes hybrides -, et qui, mis à part la qualité littéraire indiscutable, d’une manière ou d’une autre reflète les valeurs d’inclusion, d’une société ouverte, de l’égalité et d’une réelle liberté de parole ainsi que les valeurs humanistes que Predrag Matvejević défendait.

Le prix est décerné chaque 7 octobre, le jour de son anniversaire, et peuvent être en lice les titres publiés les trois années précédentes dans l’espace de la « région » (c’est à dire de l’ex-Yougoslavie), pour cette année donc ceux publiés en 2018, 2019 et 2020.

Les livres se doivent d’être initialement écrits en langue littéraire croate, serbe, monténégrine ou bosnienne, voire traduits dans ces langues au cas où les auteurs seraient issus de la sphère linguistique slovène, albanaise ou macédonienne. (Cela en aucun cas n’exprime l’unitarisme politique, mais pointe le simple fait que cet espace culturel et littéraire continue à se croiser en tant que marché naturel, pour des raison aussi bien linguistiques que culturelles. Unies dans la diversité, tout comme l’Europe, les similitudes se sont tout de même maintenues, même si les différences ont politiquement prévalu.)

Pour concourir les livres doivent parvenir jusqu’au 1er septembre 2021 à l’adresse suivante :

Manjinsko društvo pisaca

Petrovogorska 16 A

10000 Zagreb

Hrvatska / Croatie

Cette année le jury est composé de Mmes Suzana Matvejević, Darija Žilić et Nera Karolina Barbarić.

L’auteur de l’œuvre la mieux appréciée se verra remettre la sculpture conçue spécialement pour cette occasion par le sculpteur belgradois Mrđan Bajić, ainsi que la plaque de distinction. L’annonce du gagnant se déroulera le 7 octobre 2021 à Zagreb.

Pour le site littéraire et sociétal Radio Gornji grad, le rédacteur en chef Marijan Grakalić.

le fantôme de la liberté

 

Naslovna fotografija: Foto Arhiv

Izvor:

https://radiogornjigrad.wordpress.com/2021/08/02/sur-predrag-matvejevic-et-le-prix-litteraire-a-son-effigie/

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